Racines de nuages
mardi 11 juin 2019, 09:34 Lien permanent

Rocher dans le temple de Confucius à Shanghai
Il était question, dans le billet précédent, des rochers de lettré chinois.

Le rocher de lettré - qui en chinois se dit gongshi, rocher fantastique ou rocher grotesque - remonte à la plus haute Antiquité et même plus loin encore, puisqu’on en découvrit dans des tombes vieilles de 7 000 ans. Au Ve siècle, l’empereur Xiao Wudi les surnomma “racines de nuages” dans un poème rapportant son ascension du mont Luo :
« Les brumes rassemblées s’enroulent autour des cavernes où naissent les vents, les eaux accumulées submergent les racines des nuages… »

Rocher grotesque au Metropolitan Museum de New York
Mais c’est sous la dynastie Tang (618-907) que l’idée de collectionner des rochers fantastiques vit le jour. On raconte qu’en 826, un certain Bai Juyi, poète et fonctionnaire de son état, se baladait sur les rives du lac Taihu lorsqu’il aperçut deux rochers aux formes étranges, criblés de perforations. Il les ramena chez lui à Suzhou, écrivit un poème à leur propos intitulé Deux rochers, lança ainsi l’engouement pour les cailloux grotesques. Dès lors, les lettrés et plus tard des empereurs partirent à la chasse au rocher au fond des lacs et des grottes afin de les disposer ensuite dans leurs jardins qui devenaient ainsi des paysages peints (shanshui) en trois dimensions : une étendue d’eau, des rochers simulant des montagnes…

Rocher à Pékin
On raconte, à Suzhou, qu’un rocher était tellement haut que le jardin fut construit autour du gigantesque caillou ! On raconte également que de hauts rochers, transportés sur des embarcations pour l’empereur et peintre Huizong (dynastie des Song du Nord, 960-1279), nécessitèrent qu’on détruisît des ponts afin que les bateaux pussent passer. Cette passion pour les rochers fabuleux était sans limites, Huizong allait jusqu’à graver en lettres d’or sur certains de ses rochers les noms qu’il leur donnait : Rocher de la transmission divine, Rocher du dragon bénéfique, etc. Dans son traité intitulé À propos des rochers du lac Tai, Bai Juyi avait pourtant prévenu que certains rochers pouvaient créer une addiction, et que les vrais sages ne devraient pas leur consacrer plus que quelques heures par jour. Mais l’empereur Huizong était vraiment accro ; ses fonctionnaires chargés de dénicher des rochers le savaient pertinemment, ils usèrent et abusèrent de leurs pouvoirs, créèrent le mécontentement. Quand Kaifeng, capitale des Song, fut assiégée en 1127 par les méchants Jurchen, le jardin de l’empereur fut envahi par les habitants de la ville qui détruisirent les rochers et catapultèrent les débris sur leurs assaillants.

Rocher à Suzhou

Lettré lisant au pied d’un rocher par Ren Bonian, XIXe s.

Rocher à Suzhou
Sous la dynastie des Song du Nord toujours, le peintre, calligraphe et fonctionnaire Mi Fu, qui était connu pour son excentricité, fut nommé magistrat de la région de Wuwei. Aussitôt arrivé, il rendit une visite de courtoisie aux notables avec qui il allait devoir travailler. Tous l’attendaient dehors, en rang d’oignons. Mais avant de les saluer, Mi Fu s’inclina devant un rocher grotesque qui marquait l’entrée de la résidence. Il improvisa alors un discours à l’adresse du « grand frère rocher ». Ensuite, seulement, il alla saluer ses pairs. Depuis ce jour, on le surnomma le fou Mi Fu. L’incident fut maintes fois représenté en peinture, il est devenu un thème classique, Mi Fu et le grand frère rocher :

Mi Fu se prosternant devant le rocher par Guo Xu, 1503

Mi Fu se prosternant devant le rocher par Wang Zhen, 1914
Plus tard, Mi Fu rédigea un traité sur les rochers dans lequel il détermina les quatre qualités inhérentes à tout rocher fantastique qui rêve de trôner dans un jardin ou une pièce donnant sur icelui. À savoir : shou, une taille haute et élégante ; zhou, une texture ridée parcourue de sillons ; lou, des chemins et des canaux ; et enfin tou, des trous pour faire passer l’air et la lumière.
Toutes ces caractéristiques ne se retrouvent pas forcément dans les rochers gongshi. Ceux qui proviennent des grottes, et notamment de Lingbi, sont lisses, souvent noirs, et sont rarement dotés de trous. Mais ils possèdent d’autres qualités : ils résonnent, peuvent servir de cloche :

Rocher à Suzhou
Pourquoi les Chinois sont-ils aussi fous des rochers grotesques ? Parce qu’ils représentent à la fois le macrocosme et le microcosme. Avec leurs creux, leurs rainures, leurs cavités et leur méandres, leur aspect lisse ou granuleux, ils forment un monde de montagnes et de vallées, imitent les nuages ou les flots, ils sont le monde. Qu’ils mesurent trois mètres de haut ou dix centimètre de large n’a finalement pas vraiment d’importance.

Mini-rocher grotesque, collection de l’auteur, comme on dit
Ils sont un pont entre la Terre et le Ciel, sont chargés d’une inépuisable énergie vitale, le qi.

C’est la raison pour laquelle on encourage les enfants à les toucher, les caresser (comme il est également recommandé de se frotter aux arbres dans les parcs et jardins). Un peu d’énergie en sus ne peut faire de mal à personne.


Le rocher et la poussette (Damnaide ! où est passé l’enfant ?)
Les rochers grotesques inspirèrent les peintres qui les peignirent, ou inventèrent des paysages en les contemplant.

Dix vues d’une pierre de Lingbi par Wu Bin, 1610


Détails

Peinture de Xia Chang, vers 1460

L’Ami rouge par Lan Yin, XVIIe siècle

Rocher de lettré - Grotte du Paradis par Liu Dan, 2016
Car en vérité, si certains peintres et fonctionnaires furent déchus et rejoignirent les montagnes pour y mener une vie érémitique, beaucoup d’autres, également spécialisés dans le paysage, préféraient s’inspirer de leurs cailloux extraordinaires plutôt que d’aller crapahuter dans la montagne avec les moustiques, les orties, les chardons et tous ces machins qui grattent et qui piquent. On était alors au XIVe siècle, c’était le début du “paysage mental”, du paysage reflétant plus un état d’âme qu’une quelconque authenticité géographique. Wang Meng (1308-1385) fut l’un des représentants de cette école :

Une simple retraite par Wang Meng, vers 1370
Plus récemment, d’autres artistes encore brouillèrent la frontière entre rocher et paysage de montagne, réalisèrent de surprenantes images. C’est le cas de Yau Wing Fung, artiste hongkongais né en 1990 qui aime à semer le trouble :

Smog Clouded the Grotesque Rock par Yau Wing Fung, 2014
Le rocher grotesque, enfin, est la consolation des personnes âgées qui aiment à discutailler de ses qualités incomparables et défauts définitifs :

Illustration de Xie Yousu
On peut aussi faire du tai chi chuan dans les parcs sous la protection de simulacres de rochers, entièrement façonnés par la main de l’homme :

Si l’on est vraiment seul et qu’on déteste la gymnastique, on pensera alors aux derniers vers du poème de Bai Juyi dont il fut question plus haut :
« Je commence à penser que le monde des jeunes gens
N’a rien à faire d’un homme aux longs cheveux blancs.
Tournant la tête, je demande aux deux rochers :
“Pouvez-vous tenir compagnie à un vieil homme comme moi ?”
Bien que les rochers ne puissent parler,
Ils me font la promesse que nous serons trois amis. »
La rocaille a des vertus infinies, et c’est ainsi que Lao Tseu est grand.

Croquis de rocher grotesque par Lao Xin Shou
(c’est-à-dire moi-même personnellement),
Palais d’été, Pékin
À l’exception du rocher du Metropolitan Museum, toutes les photos sont ©Lao Xin Shou.
Commentaires
Exposé intéressant qui pourrait inspirer la réflexion suivante : un objet totalement quelconque (caillou) peut gagner une valeur transcendantale par la seule volonté de celui qui la regarde. Si l’objet avait été manufacturé, et que sa forme ait été donnée de façon aléatoire (artiste que travaille les yeux bandés, machine qui produit des formes « au hasard » - bisou à Wim Delvoye-, ordinateur qui sort des figures « randomisées » -ça, je l’ai vu-, …), serait-ce alors une œuvre d’art ?
Ne rejoint on pas alors le « ready made » voire la citation de Boris « N’importe quel objet peut être un objet d’art pour peu qu’on l’entoure d’un cadre » ?
Z’avez 4 heures, les calculettes sont interdites.
PERUGIN : « un objet totalement quelconque (caillou) ». Sauf qu’il ne s’agit pas d’un caillou quelconque, mais d’un caillou judicieusement choisi et parfois ramené à grands frais de l’autre bout du pays. Tous les cailloux ne se valent pas, tous les ready-made se valent.
Il n’y a pas de hasard dans le choix longuement mûri d’un caillou. Il y a, en revanche, de la poésie. Ce petit truc qui manque à Wim Delvoye, Jeff Koons et autres Damien Hirst :-)
(Dissertation entièrement rédigée sans calculette. )
Cher maître Korkos
Tout à fait d’accord avec votre dissertation, même si j’eusse apprécié çà et là quelques traces de calculettes.
En tant que né natif des Alpes, j’ai eu l’occasion depuis mon plus jeune âge de me frotter ou confronter à toutes sortes de cailloux rochers et falaises.
Et rien ne me bouleverse autant que le spectacle d’un caillou qui ne ressemble pas à un caillou. Surtout quand le caillou qui ne ressemble pas à un caillou à l’air aussi tarabiscoté que l’âme humaine.
Et pour titiller un peu madame ou monsieur Perugin je me lance dans la diatribe.
L’art, ce n’est pas forcément ce que l’on trouve sur le marché de l’art,
En effet, si sur le marché de la tomate on ne trouve que des tomates, sur le marché de l’art on ne trouve pas que de l’art. On y trouve un tas de trucs qui sont offerts à la vente et qui sont achetés,
Ceux qui les achètent sont peu intéressés par les tomates. Parce qu’une tomate, à part la manger ou la regarder pourrir, je ne vois pas ce que l’on peut faire avec.
Sur le marché de l’art on trouve surtout des gens qui ont du fric, beaucoup de fric.
Quand ces gens achètent un lapin gonflable pour je sais pas combien de millions de dollars ce n’est pas parce que le lapin gonflable leur semble le summum de l’art contemporain. C’est parce que je sais pas combien de millions de dollars ce n’est rien pour eux. Alors pourquoi pas un lapin gonflable.
Non, n’importe quel objet ne devient par un objet d’art si on l’entoure d’un cadre.
Cet objet devient un objet d‘ « art » si celui qui le vend a trouvé preneur.
Pardon d’avoir été aussi sentencieux.
Tenez vous au frais.
Ce thème des pierres de lettrés inspire une réinterprétation assez ironique dans le manga “L’homme sans talents” de Tsuge Yoshiharu. L’histoire d’un “râté” - personnage en partie autobiographique- qui cherche le moyen de gagner de l’argent en ne travaillant pas trop. Il remarque que certains riches japonais achètent des “pierres de rivières” à l’apparence à priori commune. Il va donc ramasser quelques cailloux pour essayer de les vendre mais ça ne fonctionnera, bizarrement, pas.