MMIAM n°10 : Le Voyageur immobile de Topor
samedi 21 novembre 2020, 18:49 Lien permanent
Mon Musée imaginaire à moi, le MMIAM, est composé d’une centaine d’images parmi mes favorites. Elles seront commentées ici en 4 000 signes maximum.
MMIAM n°10 : Le Voyageur immobile de Topor
LeVoyageur immobile de Roland Topor (1968) met en scène un homme en manteau et chapeau mou portant deux valises, on dirait un voyageur de commerce voire un personnage d’Alexandre Vialatte, « L’homme est un animal à chapeau mou qui attend l’autobus 27 au coin de la rue de La Glacière et du boulevard Arago. » Il regarde un paysage peint sur un rouleau vertical mû par deux femmes. L’homme a les pieds liés par une corde, attachée à un pieu planté dans le sol. Les femmes tournent le rouleau et ainsi, voyant défiler le paysage, l’homme a l’impression de voyager, de passer d’une femme à l’autre, peut-être.Ce dispositif rappelle un peu les rouleaux peints chinois qui, mesurant parfois plus de vingt mètres de long, se contemplent posés sur une table. On déroule l’objet vers la gauche sur une soixantaine de centimètres afin de mettre au jour le début du paysage, qui se regarde donc en commençant par la droite. Puis on enroule, à droite, ces soixante centimètres avant de dérouler à gauche soixante autres centimètres. On admire donc le paysage peint par petits bouts, comme le personnage de Topor.
Ruisseaux et montagnes sans fin par Wang Hui (1632-1717)
Mais plus qu’aux rouleaux chinois, c’est aux panoramas de Carmontelle que fait penser LeVoyageur immobile. Louis Carrogis de Carmontelle (1717-1806) était un peintre qui réalisa des panoramas transparents peints sur du papier translucide. Ils représentaient des paysages traversés par des personnages, et pouvaient mesurer plusieurs mètres de long. Enroulés sur deux rouleaux disposés verticalement dans une boîte sans fond rétro-éclairée par la lumière du jour ou des bougies, ces panoramas défilaient grâce à deux manivelles fixées dans la partie supérieure des rouleaux. Carmontelle offrait donc, avant l’heure, des espèces de films constitués d’un très long panoramique procurant une illusion de la vie, laquelle était accentuée par le rétro-éclairage. À cela, il faut ajouter la musique et les commentaires qui assortissaient les projections de ces panoramas transparents le plus souvent réservées à la famille d’Orléans.
Promenade dans un parc
par Louis Carrogis de Carmontelle,
47,3 cm x 377 cm, vers 1783-1800
Paul Getty Museum, Los Angeles
Détail
Boîte de projection de Carmontelle
Rouleau des Campagnes de France par Louis Carrogis de Carmontelle,
13 mètres de long, vers 1783-1804
Musée du Louvre, Paris
Cela dit, n’oublions pas qui a dessiné LeVoyageur immobile. C’est un Juif né à Paris qui, avec ses parents, trouva refuge en Savoie entre 1941 et 1945. S’il n’évoque jamais sa judéité dans ses œuvres, si aucune d’entre elles ne fait directement référence à la Shoah, il est néanmoins certain, aux dires de ceux qui l’ont connu de près, que ces deux points furent importants dans sa vie. Et donc, peut-être est-il permis de penser que son Voyageur immobile a quelque lien avec… les rouleaux de la Torah. Par voie de conséquence, nous nous trouvons alors devant un superbe paradoxe illustré : le traditionnel Juif errant transformé en Juif immobile !
Commentaires
À rapprocher des Panoramas, constructions qui faisaient fureur à Paris, avant l’invention de la photographie et des voyages en train. le passage des Panoramas garde la trace de ces lieux… (https://fr.wikipedia.org/wiki/Panor…))
‘Bsolument !!
Le « jamais » et le « aucune » sont un peu exagérés.
Par exemple, dans ce poème biographique (publié dans Pense-bêtes en 1992, dans Posie en 1994, dans Un beau soir, je suis né en face de l’abattoir en 2000, etc.) : « Je suis né […] en trente-huit / Aussitôt j’ai pris la fuite / Avec tous les flics aux fesses / Allemands nazis SS / Les Français cousins germains / Leur donnaient un coup de main / En l’honneur du Maréchal / Pour la Solution Finale / Bref je me suis retrouvé / En Savoie chez les Suavet / Caché près de Saint-Offenge / En attendant que ça change / Je n’avais qu’un seul souci / Celui de rester en vie / […] ».
Et dans Jachère-party, en 1996 : « Moi aussi j’ai sauvé un juif ! Il n’y a pas que les catholiques à pouvoir s’en vanter. La dette que j’ai contractée, alors, à l’égard de moi-même, je ne suis pas près de l’oublier. »
Une linogravure, en 1988, commémorative de la nuit de Cristal : https://www.catawiki.eu/l/40150169-…
Une hannoukiah, en 1997 : http://www.casalebraica.info/?s=top… ; avec quelques explications ici : https://fr.timesofisrael.com/des-ha…
Dans ses dessins de presse pour Libération, on peut en compter au moins quatre sur le procès de Klaus Barbie, en 1987 : http://toporetmoi.over-blog.com/alb…
Et dans l’exposition, Grandir après la Shoah, en 2015, on a pu voir quelques-uns de ses dessins de jeunesse, dont un qui illustre cet article : https://www.humanite.fr/grandir-apr…
Nicolas Esprime : j’avoue que je ne connaissais pas ces textes et ces images.
Grand merci pour la précision !